Victoire-Victorine serait peut-être restée là jusqu’au petit jour, dans le froid glacial, la tête dans les étoiles, les dobermans assis à ses pieds, si sa mère ne l’avait bientôt tirée de sa contemplation : « Voyons, chouchou, rentre vite à la maison, tu risques d’attraper un rhume ou, pire, une pneumonie ! ».
V.V. s’empressa de rentrer les bûches et de reprendre sa place au coin du feu ; dans son fauteuil, Raoul de K. fumait la pipe, dans le sien, son épouse tricotait, c’était un soir d’automne comme tant d’autres avant lui et comme il n’y en aurait plus guère – mais cela, aucun des membres de la famille ne le savait encore.
Ce soir-là, une fois dans sa chambre, V.V. ne se coucha pas tout de suite malgré le froid. Elle brossa longuement ses cheveux devant son miroir – ce n’est pourtant pas ce soir-là qu’eut lieu la grande scène du miroir, il faudrait attendre quelques jours encore. Non, ce soir-là, elle ne desserra pas les lèvres, s’assit sur le plancher et joua à faire rouler ses billes dans les rainures du parquet. Puis elle alla se coucher – et nous aussi.
Au petit matin, toute ensommeillée encore, ouvrant ma fenêtre haut perchée dans les Carpates, je vis un géant de pierre nonchalamment appuyé contre la montagne d’en face et qui avait l’air d’attendre mon réveil puisqu’il se leva d’un bloc en me voyant.
Avais-je la berlue ? Je me frottai vigoureusement les yeux, priai mon daemon de me pincer avec son bec (il ne se le fit pas dire deux fois et il y mit du cœur, le bleu sur mon bras en témoigne assez !), mais le géant approchait doucement son visage, il cherchait mon regard et ses yeux étaient bleu, du bleu profond des lacs de haute montagne. Il me fit signe de grimper sur son épaule, prêt à m’emporter jusqu’à la frontière du Benghale…
Par quel miracle m’a-t-il retrouvée dans ce coin reculé des Carpates ? Comment a-t-il su que j’avais échoué là, découragée d’avance par le nombre incalculable de kilomètres à parcourir encore, les pieds en feu suite à l’escalade nocturne de la veille ? Je suppose que mon habile batracien l’aura tout simplement appelé à la rescousse pendant la nuit, en rêve…